Cher Jean-Paul,

Si je t’écris en ce soir d’errance, c’est un peu pour me plaindre et j’en suis désolée. Toi le premier, tu as dit que « l’Enfer, c’est les Autres », tu nous as parlé de mauvaise foi, de toutes ces choses-là, qui fâchent quand même un peu avec le genre humain. Comme si j’étais déjà passez vénère à l’état naturel, tu as su m’apporter des arguments à cette haine viscérale envers l’Humanité parce que, c’est bien connu : je déteste les gens. Pendant qu’on y est, disons aussi que les interactions humaines en général sont avant tout de grosses prises de tête.

Ouais mais voilà, Jean-Paul, si je t’écris, c’est aussi pour t’engueuler. Un petit peu. Je ne suis pas personne à te contredire, j’ai lu la majeure partie des tes ouvrages et ça me fait presque mal de te grossir de la sorte pour dévoiler la merde que peut s’avérer être le quotidien de n’importe qui mais quand même… Tu sais, les stoïciens comme Marc-Aurèle ont eu l’intelligence de dire vers le IIIème siècle post Jesus Christ que rien n’était infligé à l’homme que sa nature ne puisse supporter. Concrètement, si on vivait les pieds dans la merde, même si c’était chiant, en théorie, on pouvait survivre. Et toi tu arrives et tu nous expliques, presque deux millénaires plus tard, que les Autres, c’est la merde, qu’ils nous blessent, nous dissocient, nous construisent dans l’adversité et qu’on a raison de s’en plaindre. Ok, d’accord, j’te suis, il n’y a pas de soucis. Mais quand même… Jean-Paul… Avec tout ça, on fait comment pour vivre la vie de tous les jours, nous?

Je ne sais pas vraiment si tu réalises, bouffé par les vers comme tu l’es, de ce que c’est la vie au XXI° siècle. En premier lieu, alors que les mœurs tendent à la libéralisation de l’amour sous toutes ses formes, nous sommes systématiquement confrontés à cette putain de pression sociale qui nous pousse à nous mettre en couple. Mais l’Enfer, c’est les Autres alors, forcément, on se prend la tête. Ça veut dire encaisser les crises de jalousie, chercher la vengeance, se rouler dans l’habitude, le regretter, chercher désespérément à construire quelque chose pour répondre à ce putain d’homme droit et avisé que, bordel de merde, il est pas le seul à avoir une vie pas trop blâmable. Comment tu veux qu’on arrive à faire quoi que ce soit en sachant pertinemment que, de toutes façons, Autrui est un connard, même quand on couche avec? Médite là dessus, t’as que ça à faire.

En second lieu, et c’est pas mieux, les rapports hiérarchiques sont incroyablement plus compliqués de nos jours, tu sais. Tout le monde prône le travail d’équipe, le travail de groupe, toutes ces choses-là… ça peut être dans la vie professionnelle, soit, mais aussi dans les études, dans les associations, etc. De façon automatique et ce depuis la nuit des temps, on se retrouve confronter à une autorité supérieure qui, bien souvent, nous emmerde. Et, là encore, avant Huis-Clos, on pouvait encore se raccrocher à la théorie du maître et de l’esclave d’Hegel qui nous expliquait, à sa manière, que c’était toujours le patron qui l’avait dans le cul et qu’on se construisait par le travail. Ouais mais mauvaise foi, tout ça, le Patron, qu’il l’ait dans le cul ou pas, il nous paraît tout de suite vachement moins sympa. De là, pression, stress, colère, pétage de câble en tous genres… Depuis tes théories, au lieu de se construire, quelque part, on a plutôt envie de se défendre, de répondre. Sauf que c’est par l’argent que le bas blesse encore plus qu’à ton époque. Eh ouais, répondre à son boss et perdre son emploi ça finit en baisse du pouvoir d’achat… On peut plus se le permettre de nos jours. Alors on se démerde un peu comme on peut, on crée des théories de réplique, on s’intéresse au lâcher prise pour ne pas devenir dépressif. J’te jure, pour la majorité, on fait de gros effort. Mais pourquoi es-tu seulement venu pervertir notre rapport déjà si douloureux à Autrui?

Et la famille… Tu y penses à la famille? Non mais, sérieusement, Jean-Paul, t’aurais pas pu prévoir que les modèles sociaux évolueraient, qu’un couple sur deux divorcerait, créerait des enfants névrosés et qu’on galèrerait suffisamment comme ça pour, en plus, se dire à chaque fois « je le savais, Sartre me l’avait dit, l’Enfer, c’est les Autres ».

J’te parle même pas des amis… Tu l’as dit, on cherche tous la reconnaissance d’Autrui, on se bat pour l’avoir, ça devient dur, oppressant. On essaye de lutter, on cherche à se faire entendre… Et on se repose nécessairement sur nos proches. Si on ne peut pas choisir notre famille, autant bien choisir ses amis. Et puis un jour, c’est la merde, la crise. Soit tu te désintéresses, soit tu finis par te prendre une grosse envie de le détruire… Et qui reste-t-il pour t’écouter et t’aider à te construire, te reconnaître en tant qu’être humain? Personne. Surtout qu’il n’est pas toujours acquis que tes potes t’écoutent : eux aussi galèrent avec Autrui.

Tu sais, Jean-Paul, j’avais besoin de pousser ma gueulante mais tu sais que je t’aime bien. Tu as apporté le cynisme nécessaire à la pensée humaine, tu as su contenter les nerveux, ouvrir les yeux des naïfs. Bien sûr que l’Enfer c’est les Autres, évidemment, mais l’homme est masochiste et l’Enfer pavé de bonnes intentions, pas vrai?

Bien à toi,
Cendar.